A l’heure où j’écris ces lignes, on est le lendemain de l’attentat antisémite de Pittsburgh, le plus meurtrier commis sur le sol américain depuis que des juifs se sont réfugiés sur cette terre. 11 personnes qui priaient dans une synagogue Massorti à Chabbat ont été lâchement assassinées parce que juives et aussi parce qu’elles faisaient partie d’une synagogue qui avec l’aide de l’association HIAS[1], prenait soin des réfugiés sur le sol américain, comme aux 4 coins du monde. Elle s’occupait de leur trouver un refuge, des vêtements, de la nourriture. De quoi les réconforter. Je suis comme nous tous sous le choc et terriblement triste.

A chaque fois que survient un drame antisémite, on peut même parler ici de pogrom, se pose la même question : comment consoler, rassurer, expliquer à nos membres et surtout à nos enfants que ce qui vient de se produire reste exceptionnel, qu’ils sont en sécurité et qu’être juif, malgré tout, n’est pas une malédiction ?

Rabbi Floriane a enregistré plusieurs vidéos[2] au lendemain des attentats du Bataclan où elle répondait à des questions d’enfants du talmud torah, je vous invite à les écouter ou les réécouter, car ce sont des messages emplis de bon sens et de sagesse juive. Dans l’une d’entre elles, elle répondait à un enfant qui lui demandait si on avait le droit de se réjouir d’avoir échappé à un attentat ? La réponse est bien sur oui. On peut et doit se réjouir tout en gardant dans son cœur de la compassion pour ce qui arrive à notre prochain, même s’il n’est pas de notre famille, de notre religion et de notre pays, c’est le message profondément éthique du judaïsme.

Dans les premières heures et jours qui suivent un tel acte, des émotions contradictoires nous submergent : d’abord l’effroi, nous sommes tétanisés puis nous ressentons une énorme colère mais aussi de la tristesse. Ce sont les phases du deuil théorisées par la psychanalyste américaine Kubler Ross. En tant qu’adultes, nous avons malheureusement souvent déjà expérimenté ces phases. Elles sont toutefois extrêmement délicates et complexes, elles ne se déroulent pas obligatoirement dans cet ordre et le tourbillon de nos émotions reste imprévisible.

Dans le cas d’actes antisémites, elles peuvent raviver des plaies à vif liées à notre histoire familiale. Nos enfants ne sont pas équipés pour y répondre. Nous devons les entourer de notre amour et les rassurer.

Mais nos enfants, comme nous adultes avons besoin d’actes de résistance spirituelle. Dans ces moments de désarroi, elle peut s’avérer un bon remède : prier en commun, se montrer solidaires redonne à chacun force et courage.

Retourner à nos textes est également une étape qui permet au deuil de se faire avant de revenir avec plus de courage vers la vie.

La paracha de cette semaine commence par le décès de Sarah, la première matriarche. Elle se poursuit par la période de deuil de son mari.

Arrêtons-nous sur le verset qui décrit la mort de Sarah.

וַיִּהְיוּ חַיֵּי שָׂרָה מֵאָה שָׁנָה וְעֶשְׂרִים שָׁנָה וְשֶׁבַע שָׁנִים שְׁנֵי חַיֵּי שָׂרָה

Et la vie de Sarah, l’étendue de sa vie, a été de cent ans, et vingt ans et sept ans, les années de la vie de Sarah.

Rashi questionne la construction assez inhabituelle de ce verset. Pourquoi les 127 ans de Sarah sont ainsi divisés en trois, cent puis vingt puis sept ? Pourquoi l’expression ‘vie de Sarah’ est répétée à la fin du verset ? Le midrash Genèse Rabbah[3] répond à ces deux questions : Sarah a été une femme juste : à sept ans comme à vingt ans et à cent ans, elle a été une femme exemplaire, sans tâche. Et toutes les années de sa vie étaient bonnes.

Sarah meurt après l’épisode traumatisant de la ligature d’Isaac. Les commentaires abondent pour créer un lien de cause à effet entre les deux évènements. Cet épisode lui a causé un chagrin qu’elle n’a pas pu surmonter. Selon le rabbin du ghetto de Varsovie : Kalonymus Shapiro, qui avait lui-même perdu femme et enfants, avant d’être assassiné à Auschwitz, la mort de Sarah est un acte de résistance envers Dieu. Ce rabbin qui avait accompagné sa communauté pendant les heures les plus sombres qu’ait vécu le peuple juif, en arrive à croire que les capacités de souffrance de tout être humain ont des limites, et la mort de Sarah est un exemple de cette limite. Elle se laisse mourir de chagrin pour que Dieu ait pitié de son peuple et lui épargne des souffrances supplémentaires[4]. La ligature crée ainsi une déchirure qu’il est impossible de réparer.

Lorsqu’un proche meurt, notre coutume est de dire : baroukh dayan haEmet, béni soit le juge de vérité ou d’éternité. Ceci est une manière de reconnaitre une rupture dans l’ordre naturel des choses, il y a un avant et un après l’évènement en question. Et pourtant lorsque surviennent des attentats antisémites, ces mots nous semblent totalement déplacés, comment accepter comme un acte de justice divine la mort de personnes en train de prier le jour du Shabbat ? Le traumatisme est trop profond.

Lev Taylor, un de mes collègues du Leo Baeck me rappelait que lorsque des juifs meurent en martyre suite à un acte antisémite, il est de coutume de dire une autre prière « haShem Yikom Damam » : que Dieu se venge de leur sang. Non, Ce n’est pas un appel à verser le sang, mais plutôt à résister spirituellement, en étant plus vivants que jamais.

Je cite les paroles de Lev :

Puisqu’ils étaient juifs, nous serons encore plus juifs, plus visibles et plus audibles,

Puisqu’ils étaient en train de prier : nous serons encore plus dévoués et fidèles, plus humbles et proches de notre Créateur,

Puisque leur assassin les haïssait pour leur amour et soutien des réfugiés : nous soutiendrons et aimerons encore davantage notre prochain surtout s’il est dans le désarroi,

Puisqu’ils célébraient la vie ce samedi matin, nous la célébrerons aussi chaque jour davantage c’est ainsi que nous nous vengerons du sang versé.

La doyenne des 11 martyrs de Pittsburgh s’appelle Rose Malinger, elle avait 97 ans (photo). Rescapée d’Auschwitz, elle a malheureusement été assassinée par un monstre porteur de la même idéologie barbare que celle qui a assombri sa jeunesse. Ce sourire à la vie d’une matriarche moderne, cette vie qu’elle a vécu jusqu’à sa brutale interruption samedi dernier, à nous de la poursuivre et ce sera le meilleur exemple à donner à nos enfants.

Ken Yhie Ratzon, Chabbat shalom.

[1] Hebrew Immigrant Aid Society

[2] https://www.youtube.com/watch?v=JUSdkbuD5cE&t=47s

[3] Genèse Rabbah 58 :1

[4] Sefer Esh Kodesh, Kalonymus Shapiro, paracha Hayye Sarah.